Soudain, c’est le choc. Les gens courent, se précipitent, marchent d’un pas certain. Pourquoi ? Pour prendre le plus rapidement possible le train interne du terminal de l’aéroport London Heathrow et espérer récupérer leurs bagages… trois minutes plus tôt que les autres… peut-être.
C’est aussi le choc une fois dehors. La rue est calme – trop calme, c’est pas bon signe. Il fait froid surtout ; un froid qui nous arrive comme une grosse claque en pleine figure, qui nous ronge les os et qui nous nargue en répétant « eh, eh, ici on est dans votre bonne vieille Europe en plein mois de Mars les amis ! » Mais c’est possible un truc pareil ?? Sur quelles terres avons-nous débarqué ?? Hier, il faisait trente cinq degrés ! On se regarde tous les deux, l’air sévère. L’instant est dramatique. On ne rigole plus, oh ça non. Parce qu’il n’y a pas de quoi rire. On ne reconnaît plus rien. Nous sommes devenus étrangers sur nos propres terres.
Nous nous précipitons dans les rues calmes et sombres de Londres (dois-je préciser que pourtant nous nous trouvons en plein centre historique un jeudi soir 21h ? Fraîchement débarqués d’Inde, l’euphorie londonienne ne prend pas sur nous et a des allures de fin de soirée, vous savez le moment où l’on diffuse les musiques les plus lentes et déprimantes afin de faire fuir les gens).
Nous rejoignons notre logement pour la nuit. C’est une auberge de jeunesse, l’originale, à l’anglaise, avec un pub. L’accueil des voyageurs se fait dans la salle animée, au comptoir, entre deux machines à pressions. On trouve, bien qu’à des années lumières de ce que nous avons vécu ces derniers temps, l’ambiance très sympathique. Mais il y a un hic : le lit dans notre dortoir est à vingt sept euro. Oui, LE lit !
Et là, c’est de nouveau le choc.
Fatigués par le décalage horaire, et sûrement par l’émotion de fouler des terres quittées il y a un an, nous grimpons vite à l’étage pour regagner notre chambre partagée. A peine franchi le seuil de la porte, nous poussons des cris de joie et sautons sur nos lits. Oh comme les draps sentent bons ! Oh comme la moquette est douce et propre ! Oh ? Tu as vu ? La serviette de bain fournie est blanche et elle sent… la lessive ! Passé l’excitation des retrouvailles avec la propreté, la vraie (on s’était presque perdus de vue en réalité), nous songeons à manger. Il est déjà 22h. Nous filons dans une supérette aseptisée selon nous (comprenez : produits en conserves, en cartons, sous emballages ou sous vide, déposés soigneusement et astiqués pour briller, avec des dates de péremption bien définies) pour nous acheter de quoi grignoter autour d’une bière à une table de notre pub-auberge. Dire que nous avions dans cette supérette sérieusement hésité à nous prendre un tikka masala surgelé et des naan à cuire pour fêter notre retour en Occident !
Autour d’une bonne pinte de Guiness – partagée à deux – et de crackers au sésame, nous parlerons ce soir là de nos dernières aventures, sautant du récit d’un pays à un autre comme du coq à l’âne et nous rirons comme de grands enfants se remémorant leurs bêtises concoctées ensemble il y a longtemps. Nous n’avions pas vu le temps passer, ni l’alcool nous monter à la tête (pardonnez-nous, mais nous ne sommes plus habitués) et c’est lorsque l’on s’effondrera presque sur notre table que nous songerons à retourner dans notre chambre afin de dormir un peu. Dodo l’enfant do, l’enfant dormira… bien… tôt.
Le lendemain matin, la nouvelle nous arrivera comme un courant d’air très frais qui se faufile sous votre porte et qui vous glace le sang. Ah ?… Oui, c’est vrai. Aujourd’hui nous sommes ce jour là, ce jour si lointain que nous n’avions jamais évoqué. Nous sommes rentrés.
Réjouissons-nous ! Nous nous réveillons dans la capitale anglaise ! La ville nous est tout entière pour la journée ! Je bénis ce choix d’être rester à Londres plutôt que d’être immédiatement rentré, nous raccrochant encore un peu à notre voyage.
Nous nous précipitons dans les vieilles rues connues de Londres, un peu comme sur un pèlerinage, suivant nos pas ayant déjà foulés les pavés du sol britannique. Nous enfilons chaussures de randonnée et nos triples couches thermiques, c’est qu’on est fichtrement bien équipé, afin d’affronter l’horrible froid polaire et la taille démentielle de la ville ! Non ?… Ah pardon, rectification récente : le vieux centre de Londres est finalement tout petit. A tel point que nous le parcourrons en moins de quatre heure à pieds. Sommes-nous trop habitués à nous débrouiller seuls dans des villes titanesques comme Beijing ou Tokyo ? Je me souviens dans un article avoir attribué à « Kyoto » des allures de village. La taille du centre de Londres me surprend donc et je réplique alors à Fabien « ça t’avait fait cet effet la dernière fois Londres ? » Réponse : « Non, je voyais la ville plus grande ».
Encore le choc. Décidément !
La journée défilera vite. On se croirait encore en plein voyage, en pleine escale avant de nouvelles aventures exotiques. Inde, Angleterre, et après ? Nous avançons sans avoir quitté notre petit univers à nous que l’on s’était créé cette dernière année.
Le midi, nous mangeons dans un restaurant local afin de s’acclimater. On découvre la livre, on admire l’architecture. On observe les habitants et leurs mœurs. Tout se passait à merveille jusqu’à ce que…
… en milieu d’après-midi, les compteurs décisifs s’activent. Il nous reste avant de partir une dernière chose à faire à Londres, une chose très importante. Pour cela, direction le British Museum.
C’est avec excitation que nous pénétrons dans l’enceinte de ce musée, décidément un des plus beaux que nous ayons visité. Nous prenons possession d’un plan afin de LE retrouver le plus rapidement possible. Nous ne sommes ici que pour LUI. Le plan nous indique qu’il n’est pas loin dans une immense salle, on s’y précipite.
Pourtant, une fois devant l’entrée de la pièce, nous ralentissons le pas, comme si nous devions franchir un cap, comme si brusquement nous allions remonter des mois et des mois en arrière et que trop de souvenirs forts ressurgiraient. Nous respirons et entrons. IL nous attendait !
Tout nous revient en tête ; nos compagnons d’auberge, la famille tahitienne, Romain, Marion et évidemment Blas et Christian, nous revoyons nos ballades sur les terres dénouées et colorées de l’île, ses volcans inactifs, Orongo, Tongariki, Anakena.
Au milieu du brouhaha et de la foules britanniques, nous nous sentons pourtant seuls, habités par des sensations lointaines. En l’espace d’un instant, nous sommes reparti sur Rapa Nui, l’île de Pâques.
Nous scrutons de plus près notre ami moaï. Il n’a pas changé, toujours cette bouille si énigmatique et cette grimace sur les lèvres. Décidément, non, un moaï, ça ne rit pas. Puis nous allons derrière lui. Son dos est recouvert de dessins sculptés, ce qui est plutôt rare chez ces statues. Voilà la pièce manquante ! Lionel, notre guide à Rapa Nui, tuerait peut-être pour être à notre place. Il nous en avait souvent parlé de Monsieur Hoa. Oui, parce que ce moaï a un petit nom, il s’appelle Hoa Hakananai’a. Revenons loin en arrière.
En 1868, l’équipage du navire anglais commandé par Richard Ashmore Powell débarque sur l’île de Pâques et décide de ramener en Angleterre des éléments d’arts locaux. Il rapporte ce moaï impressionnant de quatre tonnes. Située au village sacré d’Orongo (près du cratère Rano Kau), la statue était devenue une des plus vénérées de l’île. Sur son dos, les habitants avaient ajouté des symboles sculptés en rapport avec le culte de l’homme oiseau. Ces sculptures, rajoutées sur ce moaï tendraient à prouver que la transition du culte des ancêtres (le dressage des moaï) vers le culte de l’homme oiseau (un fois par an, des hommes sautaient dans l’océan pour rejoindre une île et voler un œuf d’oiseau) se serait faite progressivement et que les deux cultes auraient coexisté pendant une période.
Voilà ce qui nous manquait ! Je revois Lionel nous faire la démonstration de cette hypothèse devant un trou sur une pelouse, avec quelques photos en main à l’appui, sur le site d’Orongo. On lui avait dit : « Dès que nous rentrerons en Europe, nous iront voir ce moaï dont tu nous parles tant ». Arrivés à Londres, les rues de la capitale ne nous intéressaient plus. Il fallait que l’on prenne cette chance unique de retourner un instant sur l’île de Pâques.
C’est étrange comme Rapa Nui a marqué nos esprits. Plus que n’importe quel autre lieu, l’île nous a envouté. A l’époque c’était une sensation étrange et nouvelle. Je me souviens d’avoir pleuré durant notre tour du monde lors des au revoir avec deux lieux (nous avons fait quinze pays), seulement deux… Rapa Nui aura été le plus bouleversant.
Un ami qui nous est cher nous a dit que nous retournerions un jour sur cette île…
Oui mais, dans vingt-cinq ans !
Nous quitterons le British Museum en silence. Qu’étions nous venu chercher face à ce moaï ? Des réponses ? Des souvenirs ?
Je crois qu’en fait nous étions venus voir cette statue pour mieux dire au revoir à toutes nos aventures récentes. Le cap est difficile à franchir. Nous allons prendre le ferry pour la France demain matin à sept heures. L’instant est presque solennel.
C’est étrange comme les souvenirs réapparaissent subitement, comme un tourbillon incontrôlable, et ce, même en pleine nuit. Notre nouvelle aventure désormais sera tout à fait différente de la dernière vécue sur les routes du monde et pourtant, il faudra vivre avec ce flot de souvenirs, comme de vieux amis inséparables qui se remémorent leurs années passées.